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Tengo
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C’est bientôt l’heure où vont venir les chats

 

APRÈS LE SOIR OÙ M. YASUDA LUI AVAIT TÉLÉPHONÉ et lui avait annoncé que sa femme s’était perdue, qu’elle ne reviendrait plus chez lui, puis où, une heure plus tard, Ushikawa à son tour lui avait dit que le tandem qu’il formait avec Fukaéri avait fonctionné comme le porteur principal du virus d’un « crime de la pensée », Tengo passa le reste de la semaine dans un calme étrange. Les messages que ces deux hommes lui avaient transmis renfermaient une signification profonde pour lui (il était obligé de le penser). Ils les avaient proclamés tels des Romains en toge, debout sur une estrade au milieu du forum, qui délivraient un avis aux citoyens concernés. Et puis, l’un comme l’autre, après avoir fini d’exposer ce qu’ils voulaient dire, avaient coupé la communication.

Après ces deux appels nocturnes, personne n’avait plus cherché à le joindre. Pas de sonnerie, pas de lettre. Pas de toc-toc à sa porte. Aucun pigeon voyageur sagace n’avait roucoulé devant ses fenêtres. On aurait dit que personne n’avait rien à lui transmettre. Ni Komatsu, ni le Pr Ébisuno, ni Fukaéri, ni non plus Kyôko Yasuda.

De son côté, Tengo semblait avoir perdu tout intérêt vis-à-vis de ces personnes. Non, pas seulement pour ces gens. Il avait l’impression d’avoir perdu intérêt pour toute chose. Les ventes de La Chrysalide de l’air, ce que faisait Fukaéri, où elle se trouvait, ce que devenait le plan du talentueux Komatsu, la progression des menées tortueuses du Pr Ébisuno, jusqu’où iraient les médias pour dépister la vérité, ce que la mystérieuse secte des Précurseurs entreprendrait : de tout cela, il se souciait à peine. En somme, si le bateau sur lequel il avait embarqué devait tomber droit vers le gouffre de la chute d’eau, eh bien, tant pis, qu’il sombre. Il aurait beau se débattre, rien ne pourrait détourner le cours de la rivière.

Bien entendu, il était inquiet à propos de Kyôko Yasuda. Il ne connaissait pas les détails de sa situation mais si quelque chose était possible, il aurait aimé ne pas ménager sa peine. Quels que soient les problèmes auxquels elle faisait face actuellement, ils étaient cependant hors de sa portée. Dans la pratique, il ne pouvait rien faire.

Il avait complètement arrêté de lire les journaux. Le monde avançait sans lien avec lui. Une sorte de léthargie trouble comme du brouillard l’enveloppait. Il en avait assez de voir les piles d’exemplaires de La Chrysalide de l’air aux devantures des librairies. Il n’y mettait plus les pieds. Il se contentait de faire l’aller-retour entre l’école et son domicile. Les vacances d’été avaient commencé mais, à l’école préparatoire, il y avait des cours d’été spéciaux durant lesquels il était encore plus occupé qu’à l’ordinaire. Il acceptait bien volontiers cette situation. Du moins, pendant qu’il se tenait sur sa chaire, il n’avait à penser à rien d’autre qu’à des problèmes de maths.

Il avait cessé aussi d’écrire son roman. Quand il était assis à sa table devant l’écran allumé, rien ne lui venait. Dès qu’il tentait de réfléchir, lui repassaient par la tête des fragments de la conversation avec le mari de Kyôko Yasuda, et ensuite avec Ushikawa. Il ne parvenait pas à se concentrer sur son texte.

Ma femme s’est perdue à présent, elle ne viendra plus chez vous, sous quelque forme que ce soit.

C’est ce qu’avait dit le mari de Kyôko Yasuda.

Pour me servir d’une expression classique, il est fort possible que vous deux, vous ayez ouvert la boîte de Pandore. Vous deux, Fukaéri et vous, par le hasard de votre rencontre, vous avez formé une combinaison extraordinairement puissante. Vous avez réussi à combler vos manques respectifs, vous avez su pallier vos insuffisances.

C’est ce qu’avait dit Ushikawa.

Les paroles de l’un comme de l’autre étaient extrêmement ambiguës. Leur discours flou, évasif. Mais ils avaient des points communs. Ils semblaient vouloir lui dire qu’il déployait une certaine puissance, dont lui-même ne savait rien, et que celle-ci exerçait une influence sur le monde environnant (d’un genre sans doute peu souhaitable).

Tengo débrancha l’appareil, s’assit par terre et contempla un instant le téléphone. Il avait besoin de davantage de clefs. Il désirait plus de pièces pour son puzzle. Mais personne n’était disposé à les lui fournir. La générosité était une qualité dont notre monde était (constamment) dépourvu.

Il se demanda s’il devait téléphoner à quelqu’un. À Komatsu, au Pr Ébisuno ou encore à Ushikawa. Mais il n’en avait pas le moindre désir. Il en avait par-dessus la tête de leurs informations incompréhensibles, pleines d’insinuations. Alors qu’il recherchait la clef d’une énigme, ils ne lui serviraient qu’une nouvelle énigme. Il ne pouvait pas poursuivre indéfiniment ce jeu interminable. Fukaéri et Tengo formaient un couple ultrapuissant. Après tout, ce n’était pas si mal. Tengo et Fukaéri, comme Sonny et Cher. Le plus puissant de tous les duos. And the beat goes on.

 

Les jours passaient. Finalement, Tengo en eut assez d’attendre passivement, là, dans son appartement, qu’il arrive quelque chose. Il fourra son portefeuille et un livre dans sa poche, coiffa sa casquette de base-ball, mit ses lunettes de soleil et sortit de chez lui. Il marcha d’un pas décidé jusqu’à la gare, présenta sa carte d’abonnement et monta dans un express de la ligne Chûô. Sans destination en tête. Il était juste monté dans le premier train venu. Il était à peu près vide. Ce jour-là, Tengo n’avait aucun projet particulier. Il était entièrement libre d’aller n’importe où, de faire ce qu’il voulait (ou de ne rien faire). Dix heures du matin, une matinée d’été bien ensoleillée, calme et sans vent.

Il avait pris ses précautions en songeant qu’Ushikawa avait peut-être mis quelque « détective » sur ses traces. Sur le chemin jusqu’à la gare, il s’était brusquement arrêté et s’était retourné en hâte. Mais il n’y avait personne de suspect derrière lui. À la gare, il s’était dirigé délibérément vers un autre quai, puis, comme s’il avait soudain changé d’avis, il avait fait demi-tour et avait rapidement descendu un escalier. Mais il n’avait vu personne l’imiter. Il était clairement en proie à un petit fantasme paranoïaque. Non, personne n’était à ses trousses. Tengo n’était tout de même pas un personnage aussi important. Et sans doute ne disposaient-ils pas d’autant de temps à perdre. Alors qu’il ne savait pas lui-même où aller ni quoi faire. C’était plutôt Tengo en personne qui aurait aimé s’observer avec curiosité. Qu’allait-il donc faire ensuite ?

Le train qu’il avait emprunté dépassa Shinjuku, Yotsuya, Ochanomizu, puis parvint au terminus, la gare de Tokyo. Tous les voyageurs autour de lui descendirent. Il fit de même. Puis il s’assit provisoirement sur un banc et recommença à réfléchir. Où pourrais-je donc aller ? Je suis maintenant à la gare de Tokyo, songea Tengo. Je n’ai rien de prévu de toute la journée. Dès que je saurai où je veux aller, je pourrai me rendre n’importe où à partir d’ici. La journée sera sans doute chaude. Au bord de la mer, peut-être ? Il leva les yeux et examina le tableau d’affichage.

Et puis Tengo, soudain, comprit ce qu’il allait faire.

Il secoua la tête à plusieurs reprises. Mais il aurait beau faire, il ne pourrait pas se sortir cette pensée de la tête. Depuis qu’à Kôenji il était monté dans ce train de la ligne Chûô, sa décision était sans doute déjà prise. Il se leva du banc en soupirant, descendit l’escalier pour se diriger vers le quai de la ligne Sôbu. Il demanda à un employé à quelle heure partait le train le plus rapide pour Chikura. L’homme consulta son registre. À onze heures et demie, il y avait un rapide spécial en direction de Tateyama, puis une correspondance avec un train ordinaire qui arriverait à deux heures à Chikura. Il acheta un aller-retour Tokyo-Chikura et le supplément pour la réservation des places. Après quoi il se rendit dans un restaurant à l’intérieur de la gare et commanda un riz au curry et une salade. Puis il tua le temps en buvant du café léger.

L’idée d’aller voir son père lui pesait. Il n’avait jamais eu de sympathie à son égard et il ne pensait pas que son père, de son côté, ait éprouvé pour lui de l’affection. Il ne savait même pas s’il avait envie de le voir. Depuis que Tengo, écolier, avait refusé de l’accompagner dans ses collectes de la redevance de la NHK, leur relation avait toujours été froide. Ensuite, Tengo s’était tenu éloigné de lui et ne lui avait adressé la parole qu’en cas de nécessité. Quatre ans auparavant, son père avait pris sa retraite de la NHK, et tout de suite après, il avait été admis dans un établissement de Chikura spécialisé dans les soins aux malades atteints de troubles cognitifs. Tengo n’était venu le voir que deux fois. Immédiatement après son admission, en tant qu’unique représentant de la famille, il avait été obligé de se déplacer pour différentes formalités. Et il avait dû venir une seconde fois pour des questions administratives. C’était tout.

L’établissement était bâti sur un vaste terrain, à l’écart d’une route qui longeait la côte. À l’origine, c’était une résidence de campagne destinée aux membres d’un trust. Elle avait été ensuite rachetée par une compagnie d’assurances, et plus récemment, était devenue un hôpital spécialisé, principalement pour des malades atteints de troubles cognitifs. Et il y avait quelque chose de disparate dans la coexistence de la construction en bois au charme ancien et du nouvel édifice à deux étages en béton armé. Simplement, l’air était pur, et, à l’exception du bruit de la mer, les lieux étaient toujours très calmes. Les jours où le vent n’était pas trop fort, on pouvait se promener sur le rivage. Dans le jardin, des pins splendides servaient de brise-vent. En outre, l’établissement hospitalier était bien équipé.

Grâce à son assurance santé, à sa prime de retraite, à ses économies et à sa pension, le père de Tengo pourrait sans doute y passer le reste de sa vie sans problème. Grâce au fait qu’il avait été un salarié régulier de la NHK. Même s’il ne pourrait pas laisser grand-chose derrière lui, au moins, il était assuré de recevoir des soins. Ce que Tengo appréciait plus que tout. Que l’homme ait été ou non son véritable père biologique, Tengo n’avait nulle intention de recevoir quoi que ce soit de lui, ni d’ailleurs de lui donner quoi que ce soit. Ils étaient des êtres aux origines totalement différentes, aux destinations totalement différentes. Ils avaient par hasard passé quelques années de leur vie ensemble. C’était tout. Tengo estimait que c’était dommage que les choses en soient arrivées là, mais il n’y pouvait rien.

Pourtant, Tengo avait compris que le temps était venu de revoir son père. Il aurait volontiers fait demi-tour sur-le-champ pour rentrer chez lui, mais il avait déjà son billet aller-retour dans sa poche et ses réservations. Que les choses suivent leur cours.

Il se leva, régla sa note, et attendit sur le quai l’arrivée du rapide pour Tateyama. Il jeta encore une fois un regard précautionneux autour de lui mais ne vit aucun individu aux allures de détective. Seulement des familles joyeuses qui allaient sans doute passer le week-end au bord de la mer. Il ôta ses lunettes et les mit dans sa poche, repoussa sa casquette de base-ball. Qu’est-ce que ça pouvait bien faire ? S’ils veulent me surveiller, eh bien, qu’ils le fassent. Je me rends dans une ville des bords de mer dans la préfecture de Chiba, je vais voir mon père atteint de démence sénile. Peut-être se souviendra-t-il qu’il a un fils, peut-être pas. Lors de notre dernière rencontre, sa mémoire était plutôt incertaine. Aujourd’hui, il est vraisemblable qu’elle s’est encore plus dégradée. Dans ce type de maladie, même s’il y a des progrès, il n’y a pas de guérison. C’est ce qui se dit. Comme un rouage qui ne tourne que vers l’avant. C’était là l’une des rares connaissances de Tengo en la matière.

Une fois que le train eut quitté la gare de Tokyo, il sortit de sa poche le livre qu’il avait emporté et se mit à lire. C’était un recueil de nouvelles sur le thème du voyage, dont l’une avait pour titre : « La ville des chats ». L’histoire d’un jeune homme qui voyage dans une ville tombée sous l’emprise des chats. Un récit fantastique, écrit par un écrivain allemand dont il n’avait jamais entendu le nom. Selon la notice explicative, le texte avait été rédigé entre les deux guerres mondiales.

Ce jeune homme voyageait seul, à sa guise, avec un sac pour tout bagage. Il n’avait pas de destination particulière. Il montait dans un train et descendait aux endroits qui lui plaisaient. Il s’installait dans une auberge, visitait la ville, et ne restait sur place que si les choses lui convenaient. Dès que la lassitude s’installait, il reprenait le train. C’était sa manière habituelle de passer ses vacances.

Un jour, par la fenêtre, il aperçut une jolie rivière qui serpentait entre des collines verdoyantes. Il eut une impression de paix en voyant la minuscule ville nichée au pied des collines, avec son vieux pont de pierre qui enjambait la rivière. Le paysage était une invite à son cœur. Peut-être dégusterai-je là de bonnes truites, se dit-il. Quand le train s’immobilisa à la gare, le jeune homme prit son sac et sortit. Il fut le seul voyageur à descendre. À peine eut-il mis le pied à terre que le train repartit.

Il n’y avait aucun employé dans la gare, qui semblait n’accueillir que très peu de visiteurs. Le jeune homme traversa le pont de pierre et marcha jusqu’à la ville. Elle était tout à fait silencieuse. On n’y voyait absolument personne. Tous les magasins avaient fermé leurs volets, la mairie était déserte. Dans l’unique hôtel, pas d’employé à la réception. Il sonna, personne ne vint. La ville semblait dépeuplée. Peut-être les habitants étaient-ils allés faire la sieste ? Mais il n’était que dix heures et demie du matin. Trop tôt, tout de même. En tout cas, pour une raison ou une autre, les gens avaient fui la ville. Mais il n’aurait pas de train avant le lendemain matin. Il lui fallait bien passer la nuit sur place. Il se promena au hasard pour tuer le temps.

En réalité, il se trouvait dans la « ville des chats ». Après le coucher du soleil, des chats en grand nombre franchirent le pont et envahirent la cité. Des chats de tout pelage, de toute espèce. Plus grands que des chats ordinaires. Mais des chats tout de même. Stupéfait par ce spectacle, le jeune homme grimpa sur la tour du clocher, au centre de la ville, où il se cacha. Les chats ouvrirent les volets des magasins d’une patte experte, s’installèrent à la table de la mairie et se mirent à exécuter leurs tâches respectives. Un certain temps après, un autre groupe de chats, fort nombreux, franchit lui aussi le pont. Ils entrèrent dans les magasins où ils firent des achats, se rendirent à la mairie et remplirent des formulaires administratifs, allèrent dîner dans le restaurant de l’hôtel. Quelques-uns burent de la bière dans un café, entonnèrent de joyeux chants de chats. Certains jouèrent de l’accordéon et d’autres se mirent à danser sur la musique. Comme les chats voient parfaitement dans l’obscurité, ils n’avaient pas besoin de lumière mais, cette nuit-là, la pleine lune éclairait toute la ville, et du haut du clocher le jeune homme put observer le spectacle. À l’approche de l’aube, les chats fermèrent les magasins, achevèrent leurs divers travaux, franchirent le pont les uns après les autres et retournèrent d’où ils étaient venus.

Au lever du jour, il n’y avait plus de chats. Le jeune homme redescendit dans la ville dépeuplée, il alla se coucher à l’hôtel et sombra dans le sommeil. Lorsque son estomac cria famine, il se rendit dans la cuisine de l’hôtel manger les restes de pain et de plats de poisson. Puis, lorsque les alentours commencèrent à s’assombrir, il remonta dans le clocher. De là, bien caché, il observa les faits et gestes des chats jusqu’au lever du jour. Il y avait un train qui s’arrêtait à la gare dans la matinée, un autre dans l’après-midi. Chacun se dirigeant dans la direction opposée. S’il prenait celui du matin, il poursuivrait son voyage, avec celui du soir, il pourrait revenir d’où il était venu. Il n’y avait jamais aucun voyageur qui montait ou qui descendait du train à cette gare. Néanmoins, les trains s’y arrêtaient scrupuleusement et repartaient une minute plus tard. Par conséquent, s’il le désirait, il pourrait quitter cette cité inquiétante. Mais ce n’est pas ce qu’il fit. Il était jeune, dévoré d’une ardente curiosité, plein d’ambition et d’esprit d’aventure. Il voulait revoir encore le spectacle étrange de tous ces félins. Depuis quand et pour quelle raison la cité était-elle tombée sous l’emprise des chats ? Selon quels mécanismes la ville fonctionnait-elle ? Que faisaient ces animaux dans ces lieux ? Il voulait absolument le savoir. Sans doute était-il le seul humain à avoir observé des scènes aussi étonnantes.

La troisième nuit, un grand tapage se fit entendre sur la grand-place, au bas du clocher. « Dites-moi, n’y aurait-il pas comme une odeur d’humain ? lança un des chats. — À vrai dire, ces derniers jours, j’ai eu l’impression que ça sentait bizarrement, approuva un autre, en tortillant le nez. — En fait, moi aussi, j’ai la même sensation, enchérit un troisième. — C’est étonnant. Il ne devrait pas y avoir d’humains en ces lieux, dit un autre. — Oui, c’est vrai. Les humains sont interdits de séjour dans la ville des chats. — Pourtant, c’est sûr, ça sent l’humain ! »

Les chats se divisèrent en plusieurs bataillons, comme des groupes d’autodéfense, et commencèrent à inspecter la ville dans ses moindres recoins. Quand il le faut, les chats ont un odorat aiguisé. Ils n’eurent pas besoin de beaucoup de temps pour découvrir que l’origine de cette odeur se situait dans le clocher. Le jeune homme entendit le bruit de leurs pattes souples qui tambourinaient sur l’escalier. C’en est fini de moi, songea-t-il. L’odeur humaine semblait affreusement exciter les chats et les mettre dans une colère noire. Ils sont grands, leurs griffes sont acérées, leurs dents étincelantes et pointues. Et dans cette ville, ils ne veulent pas des hommes. S’ils me trouvent, je ne sais pas ce qu’ils me feront subir. Et je ne crois pas qu’ils me laisseront quitter leur ville tranquillement maintenant que je connais leurs secrets.

Trois chats arrivèrent dans le clocher et reniflèrent à qui mieux mieux. « Bizarre, dit l’un, ses longues moustaches frémissantes. C’est bien l’odeur d’un homme, mais il n’y a personne. — C’est très curieux, dit un autre. Bon, en tout cas, il n’y a pas d’humain ici. Allons chercher ailleurs. — C’est incompréhensible ! » Et ils s’en furent tout à fait déconcertés. Le bruit de leurs pas quand ils redescendirent l’escalier disparut dans les ténèbres de la nuit. Le jeune homme eut un soupir de soulagement. Lui non plus cependant ne comprenait pas. Comment se faisait-il que, dans un espace aussi restreint, où ils étaient littéralement nez à nez, les félins ne l’aient pas vu ? Et pourtant, il semblait bien que, pour une raison quelconque, les chats n’avaient pas perçu sa présence physique. Il approcha sa main devant les yeux. Oui, il la voyait bien. Il n’était pas devenu transparent. Étrange. En tout cas, dès le matin, il irait à la gare et il quitterait la ville par le train de la matinée. Rester là était trop dangereux. Une chance pareille ne durerait pas toujours.

Mais le lendemain, le train du matin ne marqua pas l’arrêt à la gare. Il continua simplement sa route sans ralentir. Le train du soir fit de même. Le jeune homme voyait le conducteur sur son siège et les visages des voyageurs aux fenêtres. Mais le train ne se disposait visiblement pas à s’arrêter. Comme si personne ne discernait le jeune homme qui attendait, ni ne percevait même la gare. Quand l’arrière du train du soir eut disparu, les alentours redevinrent silencieux et calmes comme jamais jusque-là. Le crépuscule tomba. C’était l’heure où les chats allaient arriver. Il savait qu’il s’était perdu. Là où il était, comprit-il enfin, ce n’était pas la ville des chats, en réalité. C’était le lieu où il devait se perdre. C’était un lieu qui n’était pas de ce monde, qui n’avait d’existence que pour lui-même. Désormais, et pour l’éternité, aucun train ne s’arrêterait à cette gare pour le ramener dans son monde d’origine.

 

Tengo relut cette nouvelle deux fois de suite. Le lieu où il devait se perdre. Ces mots suscitaient son intérêt. Puis il ferma le livre et contempla distraitement les paysages insipides de la zone industrielle des bords de mer qui défilaient par la fenêtre. Les flammes des raffineries, les gigantesques réservoirs de gaz, les hautes cheminées massives dont la forme évoquait des canons à longue portée. Les files de poids lourds et de camions-citernes qui roulaient sur la route. Un spectacle bien éloigné de celui de « La ville des chats ». Pourtant, il y flottait quelque chose de fantastique. Un de ces lieux semblables au royaume des morts, qui, en sous-sol, soutient la vie de la cité.

Tengo ferma les yeux et imagina l’endroit dans lequel Kyôko Yasuda était enfermée, en ce lieu où elle s’était elle-même perdue. Aucun train ne s’arrêtait là-bas non plus. Il n’y avait pas de téléphone ni de poste. Le temps de la journée était voué à une totale solitude, et, avec les ténèbres de la nuit, les chats s’obstinaient à la rechercher. Et cela se répétait sans fin. Sans qu’il en ait eu conscience, il s’endormit sur son siège. Pas longtemps. Mais ce fut un sommeil profond. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il transpirait. Le train continuait sa route dans le plein été, le long des rivages de la péninsule de Minami Bôsô.

Il descendit de l’express à Tateyama, et prit sa correspondance pour Chikura. Arrivé à la gare, il respira l’odeur nostalgique des bords de mer. Tous les gens qu’il croisait étaient brunis par le soleil. Il monta dans un taxi devant la gare et se rendit à l’hôpital. À la réception, il déclina son nom et celui de son père.

« Aviez-vous annoncé votre venue aujourd’hui ? » lui demanda d’une voix ferme une infirmière d’âge moyen, assise au bureau d’accueil. Petite, des lunettes à la monture dorée, des cheveux courts dans lesquels se mêlait un peu de blanc. À son annulaire court était glissé un anneau dont on aurait dit qu’il avait été acheté pour s’assortir avec ses lunettes. « Tamura », disait son badge.

« Non. Ce matin, j’ai pris le train sur un coup de tête, et voilà », répondit Tengo franchement.

L’infirmière regarda Tengo d’un air légèrement surpris. Puis elle observa : « Lorsque vous voulez rencontrer l’un de nos pensionnaires, il vaut mieux nous prévenir. Parce que, de notre côté, notre emploi du temps est très chargé et qu’il faut aussi que cela convienne aux malades.

— Je vous prie de m’excuser. Je l’ignorais.

— Quand êtes-vous venu ici la dernière fois ?

— Il y a deux ans.

— Deux ans, dit l’infirmière Tamura en vérifiant la liste des visiteurs, un stylo-bille à la main. Vous voulez dire que vous n’êtes pas venu depuis deux ans ?

— C’est cela, répondit Tengo.

— Selon notre registre, vous êtes l’unique membre de la famille de M. Kawana ?

— En effet. »

L’infirmière posa sa liste sur le bureau, jeta un bref regard sur Tengo mais n’ajouta rien. Son regard n’exprimait pas de réprobation. Elle voulait simplement vérifier. Tengo n’était sûrement pas une exception.

« Votre père participe au “groupe de réhabilitation”. Il aura terminé dans une demi-heure environ. Vous pourrez le voir après.

— Dans quel état est-il ?

— Sur le plan physique, il est en bonne santé. Aucun problème spécial. Pour le reste, il a des hauts et des bas, dit l’infirmière, qui pressa légèrement sa tempe avec son index. Vous le constaterez par vous-même. »

Tengo la remercia puis se rendit dans le salon, à côté de l’entrée. Pour passer le temps, il s’assit sur un canapé aux parfums du passé, sortit son livre et poursuivit sa lecture. De temps en temps, le vent apportait les odeurs de la mer, les branches des pins bruissaient agréablement. Une foule de cigales étaient accrochées aux arbres et faisaient entendre à pleine voix leurs crissements aigus. L’été battait son plein à présent, et comme si les cigales savaient que cela ne durerait pas longtemps, elles faisaient retentir leur chant strident, comme pour chérir la courte vie qui leur restait.

Mme Tamura, l’infirmière aux lunettes, revint enfin et annonça à Tengo que le groupe de réhabilitation était terminé et qu’il pouvait voir son père.

« Je vais vous conduire à sa chambre », dit-elle. Tengo se leva, passa à côté d’un grand miroir accroché au mur où il découvrit soudain qu’il était dans une tenue assez négligée. Un tee-shirt siglé « Jeff Beck en tournée au Japon », une chemise en denim délavée, dont certains boutons manquaient. Un pantalon chino marqué de petites taches de sauce pizza aux genoux. Des baskets kaki qui n’avaient pas été lavées depuis longtemps et une casquette de base-ball. Ce n’était certes pas là la tenue d’un trentenaire qui venait rendre sa première visite à son père depuis deux ans. Il n’avait même pas apporté un petit cadeau. Dans sa poche, il y avait seulement son livre. Pas étonnant que l’infirmière l’ait regardé d’un air surpris.

En traversant le jardin pour aller au bâtiment où se trouvait la chambre de son père, l’infirmière lui expliqua sommairement que l’établissement répartissait les malades selon l’avancement de leurs troubles. Actuellement, le père de Tengo était dans le bâtiment dit « état moyen ». En général, à leur arrivée, les pensionnaires étaient admis dans le bâtiment « état léger », puis étaient transférés dans celui de l’« état moyen » et enfin, allaient dans celui de l’« état lourd ». Comme une porte qui ne s’ouvre que d’un côté, et par laquelle on ne peut revenir en arrière. Après le bâtiment « état lourd », rien n’était prévu, à part le crématorium. Des mots qu’évidemment l’infirmière ne prononça pas. Mais l’allusion était claire.

Le père était installé dans une chambre pour deux mais le second pensionnaire était absent, car il participait à une activité. Dans cet établissement, il y avait toutes sortes de classes destinées à la réadaptation fonctionnelle des patients. Art céramique, horticulture, gymnastique. La guérison n’était attendue en aucun cas. L’objectif était de retarder l’évolution de la maladie le plus longtemps possible. Ou simplement de leur faire passer le temps. Le père était assis sur un fauteuil disposé près de la fenêtre ouverte, il regardait dehors. Ses mains étaient posées sur ses genoux. Sur une table voisine, il y avait un pot de fleurs jaunes, aux pétales délicats. Le sol était recouvert d’une moquette en matériau souple, afin que les malades ne se blessent pas au cas où ils tomberaient. Deux lits en bois, simples, deux tables à écrire et une armoire pour les vêtements et les diverses affaires. À côté de chaque table, des petites bibliothèques. Les rideaux de la fenêtre avaient jauni après les longues années d’exposition au soleil.

Tengo ne comprit pas tout de suite que le vieillard assis sur un fauteuil près de la fenêtre était son père. Il avait rapetissé d’une taille. Non, l’expression plus exacte serait peut-être : il avait rétréci. Ses cheveux courts avaient totalement blanchi, comme du gazon couvert de givre. Ses joues s’étaient fortement creusées, ce qui donnait l’impression que ses orbites s’étaient agrandies. Son front était raviné de trois rides profondes. La forme de sa tête paraissait plus déformée qu’auparavant, mais c’était peut-être dû à ses cheveux coupés très court. La dissymétrie en était du coup plus visible. Ses sourcils étaient plus abondants et longs. Et de ses oreilles sortaient des touffes de poils blancs. Ses grandes oreilles pointues étaient à présent plus grandes encore, on aurait dit des ailes de chauve-souris. Seules les lignes du nez était les mêmes. Par contraste avec les oreilles, elles étaient rondes, un peu grumeleuses. La peau du nez avait pris une teinte rouge sombre. Les commissures de ses lèvres pendouillaient, et un peu de salive semblait sur le point de s’en écouler. La bouche était légèrement entrouverte, laissant apparaître sa dentition irrégulière. La vue de son père assis immobile près de la fenêtre rappela à Tengo un autoportrait de Van Gogh vers la fin de sa vie.

Il jeta un simple regard furtif sur Tengo lorsque celui-ci entra dans sa chambre, puis il se remit à contempler le paysage extérieur. Vu d’une certaine distance, il avait moins l’air d’un humain que d’une sorte de rat ou d’un écureuil. Il ne semblait pas très soigné, mais on voyait qu’il possédait une intelligence madrée. Il était hors de doute cependant que c’était bien son père. Ou, devrait-on dire, ce qu’il en restait. Les deux années écoulées lui avaient enlevé la plus grande part de ses facultés. Il faisait penser à un foyer pauvre, qu’un huissier de justice, impitoyablement, a fait vider de tout son mobilier. Le père dont se souvenait Tengo était un homme âpre et tenace, un travailleur infatigable. Il était étranger à toute introspection ou à toute imagination mais il possédait une éthique personnelle, des désirs simples mais opiniâtres. Il était endurant et Tengo ne l’avait jamais entendu s’excuser ou se plaindre. Mais l’homme qui était là devant lui à présent n’était rien de plus qu’une dépouille. Rien de plus qu’une maison vide dont toute la chaleur avait été emportée.

« Monsieur Kawana ! » fit l’infirmière en s’adressant au père de Tengo. D’une voix sonore et bien articulée. Elle était entraînée à parler ainsi aux patients. « Monsieur Kawana. Allons ! Ressaisissez-vous ! Votre fils est venu vous rendre visite. »

Le père regarda de nouveau dans sa direction brièvement. Ses yeux dépourvus d’expression évoquèrent à Tengo deux nids d’hirondelle vides, abandonnés sous un avant-toit.

« Bonjour, dit Tengo.

— Monsieur Kawana, votre fils est venu de Tokyo pour vous voir », dit l’infirmière.

Le père, sans dire un mot, regarda simplement Tengo droit dans les yeux. Comme s’il lisait une affiche écrite en langue étrangère à laquelle il ne comprenait rien.

« Le dîner est servi à partir de six heures et demie, déclara l’infirmière à Tengo. Jusque-là, vous êtes libre de faire ce que vous voulez. »

Une fois l’infirmière partie, Tengo s’approcha de son père après avoir un peu hésité, et s’assit sur un fauteuil en face de lui. Un fauteuil au tissu passé. Qui avait semblait-il servi depuis longtemps et dont les parties en bois étaient tout éraflées. Le père le suivit du regard.

« Comment ça va ? demanda Tengo.

— Je vous remercie », répondit le père d’un ton cérémonieux.

Tengo ne sut plus trop quoi dire. En tripotant le troisième bouton du haut de sa chemise, il regarda le rideau d’arbres visibles par la fenêtre, puis de nouveau observa son père.

« Vous êtes venu de Tokyo ? dit le père, qui ne paraissait pas se souvenir de Tengo.

— Oui, de Tokyo.

— Par l’express, sûrement ?

— Oui, répondit Tengo. Un express jusqu’à Tateyama, puis j’ai changé et pris un train ordinaire jusqu’à Chikura.

— Pour profiter des bains de mer ? » demanda le père.

Tengo dit alors : « Je suis Tengo. Tengo Kawana. Je suis ton fils.

— Et d’où, à Tokyo ? demanda le père.

— Kôenji. Arrondissement de Suginami. »

Les trois rides sur le front du père se creusèrent fortement.

« Beaucoup de gens mentent pour ne pas payer la redevance de la NHK.

— Papa », appela Tengo. Cela faisait extrêmement longtemps que ces mots n’avaient pas franchi ses lèvres. « Je suis Tengo. Je suis ton fils.

— Je n’ai pas de fils, répondit sèchement le père.

— Tu n’as pas de fils », répéta mécaniquement Tengo.

Le père eut un signe de tête pour opiner.

« Bon, alors dans ce cas, moi, je suis quoi ? demanda Tengo.

— Vous n’êtes rien, absolument rien », dit le père. Puis il secoua la tête brièvement, à deux reprises.

Tengo, le souffle coupé, en perdit un instant la parole. Le père non plus ne dit plus rien. Tous deux, en silence, suivaient les pistes de leurs pensées enchevêtrées. Seules les cigales, sans hésitation, continuaient à chanter à pleine voix.

Il y a toutes les chances que cet homme ait dit la vérité, sentit Tengo. Sa mémoire est détruite et sa conscience confuse. Mais ce qu’il a dit est sans doute vrai. Tengo le comprenait intuitivement.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? interrogea Tengo.

— Vous n’êtes absolument rien. » Le père répéta les mêmes mots d’une voix dénuée de toute émotion. « Vous n’étiez rien, vous n’êtes rien, et après vous ne serez rien. »

Là, ça suffit, songea Tengo.

Il eut envie de se lever de son fauteuil, de marcher jusqu’à la gare et de rentrer tout simplement à Tokyo. Il avait entendu tout ce qu’il avait à entendre. Mais il fut incapable de bouger. Comme le jeune homme qui avait voyagé dans la ville des chats. Il était curieux. Il voulait en savoir davantage sur les circonstances qui se cachaient là-derrière. Il voulait entendre des réponses plus claires. Bien sûr, ce n’était pas sans risque, mais s’il laissait échapper l’occasion, peut-être qu’ensuite il ne connaîtrait plus les secrets qui le concernaient. Peut-être sombreraient-ils à tout jamais dans le chaos.

Tengo ordonna ses mots mentalement. Recommença. Puis il prit la parole résolument. C’étaient les questions qu’il aurait voulu poser si souvent depuis qu’il était enfant – mais qu’il ne parvenait pas à articuler.

« Tu veux dire qu’en fait, tu n’es pas mon père, au sens biologique du terme ? Qu’entre nous il n’y a pas de lien de sang, c’est bien ça ? »

Le père regardait Tengo. À son expression, on ne savait pas s’il avait compris l’objet de la question.

« Voler des ondes est un acte illégal, dit le père en regardant Tengo dans les yeux. C’est la même chose que de voler des marchandises de prix. Vous ne pensez pas ?

— Si, bien sûr », approuva Tengo.

Le père hocha la tête à plusieurs reprises comme s’il était satisfait.

« Les ondes ne tombent pas du ciel gratuitement comme la pluie ou la neige », dit le père.

Tengo, bouche close, regarda les mains de son père, bien alignées sur ses genoux. La main droite sur le genou droit, la gauche sur le genou gauche. Des mains immobiles. De petites mains brunes. Comme si le hâle avait imbibé toutes les fibres de son corps. Des mains qui s’étaient sans cesse activées en plein air durant de longues années.

« Ma mère n’est pas morte de maladie quand j’étais petit, n’est-ce pas ? » questionna Tengo en parlant lentement et en détachant chaque mot.

Le père ne répondit pas. Son expression ne se modifia pas, ses mains ne bougèrent pas. Ses yeux regardaient Tengo comme s’ils observaient quelque chose d’étranger.

« Ma mère est partie de chez toi. Elle t’a quitté et elle m’a laissé. Elle est sans doute partie avec un autre homme. Je me trompe ? »

Le père eut un hochement de tête. « Ce n’est pas bien de voler les ondes. On ne peut pas faire juste ce qui vous chante et filer sans payer. »

Tengo sentait que l’homme avait bien compris le sens de sa question mais qu’il n’avait pas envie d’y répondre directement.

« Papa, s’écria Tengo. Tu n’es peut-être pas mon véritable père mais je t’appelle comme ça tout de même. Je ne connais pas d’autre façon de t’appeler. Pour être franc, jusqu’à présent, je ne t’ai pas beaucoup aimé. Je t’ai peut-être même haï bien souvent. Tu comprends, hein ? Mais si, par hypothèse, tu n’étais pas mon vrai père, et qu’il n’y ait pas de lien de sang entre nous, je n’aurais plus aucune raison de te détester. Je ne sais pas si je serai capable d’éprouver ou non de la sympathie pour toi, je n’irai peut-être pas jusque-là. Mais au moins, je pourrai te comprendre. Ce que j’ai toujours recherché, c’était la vérité. Qui j’étais, d’où je venais. C’est tout ce que je veux savoir. Mais personne ne me l’a dit. Si maintenant, ici, tu me disais la vérité, je ne te haïrais plus, je ne te détesterais plus. Je serais très heureux si je n’avais plus besoin de te haïr. »

Le père ne dit rien, contemplant Tengo de ses yeux toujours sans expression. Mais au fond de ces nids d’hirondelle vides, Tengo eut l’impression qu’il y avait comme une minuscule lumière.

« Je ne suis rien, dit Tengo. Comme tu l’as dit. C’est comme si je surnageais en ayant été jeté à la mer seul en pleine nuit. Je tends la main, il n’y a personne. Je crie, personne ne me répond. Je ne suis relié à rien. À part toi, je n’ai personne que je puisse tant bien que mal qualifier de famille. Mais tu ne me livres pas tes secrets. Tu les enfermes en toi. Et tes souvenirs vont se perdre jour après jour, alors que ton état connaît des hauts et des bas, ici où tu vis maintenant, dans cette ville de bord de mer. La vérité sur moi, de la même manière, va se perdre. Sans cette vérité, je ne suis absolument rien, et je ne pourrai rien devenir à l’avenir. Exactement comme tu l’as dit.

— Le savoir est le capital social le plus précieux », déclara son père d’un ton monotone comme s’il lisait un texte. Mais sa voix s’était faite un peu plus faible. Comme si quelqu’un derrière lui avait allongé le bras et avait baissé le volume. « Ce capital, il faut le mettre en valeur prudemment, il faut l’accumuler afin qu’il s’épanouisse. Il faut qu’il soit transmis à la génération suivante comme une riche moisson. C’est dans ce but également que tout le monde doit absolument, pour ce qui concerne la redevance de la NHK… »

Cet homme parle comme s’il récitait un mantra, songea Tengo. C’est grâce à ces paroles qu’il s’est protégé jusqu’ici. Tengo devait triompher de ce talisman opiniâtre. De derrière cette barrière, il devait faire apparaître la réalité vivante et unique de cet homme.

Il interrompit son père. « Quelle sorte de femme était ma mère ? Où est-elle allée ? Et qu’est-ce qu’elle est devenue ? »

Le père cessa immédiatement ses incantations et se réfugia dans le silence.

Tengo poursuivit. « Je suis fatigué de vivre dans la haine, dans la rancune. Je suis fatigué de vivre sans aimer personne. Je n’ai pas un seul ami. Pas un seul. Et, plus que tout, je suis incapable de m’aimer. Pourquoi ? Parce que je ne peux pas aimer les autres. C’est en aimant, puis en étant aimé, qu’un homme apprend à s’aimer. Tu comprends ce que je te dis ? Quand on ne peut pas aimer, on est incapable de s’aimer vraiment. Non, je ne suis pas en train de te dire que ce serait ta faute. Si j’y réfléchis bien, tu es peut-être une victime toi aussi. Toi non plus, tu ne sais pas comment t’aimer. Non ? »

Le père garda le silence. Sa bouche était toujours étroitement close. Son expression ne permettait pas de savoir jusqu’où il comprenait ce que lui disait Tengo. Celui-ci s’enfonça à son tour dans son fauteuil et ne dit plus rien, lui non plus. Le vent s’engouffra par la fenêtre ouverte. Il fit ondoyer les rideaux aux couleurs fanées par le soleil, fit osciller les délicats pétales des fleurs en pot. Puis il s’en fut dans le couloir par la porte grande ouverte. Les odeurs de la mer étaient plus fortes qu’auparavant. On entendait le bruissement doux des aiguilles des pins qui se frôlaient, mêlé au chant des cigales.

Tengo reprit d’une voix calme. « J’ai souvent une vision. Je vois depuis bien longtemps la même scène qui se répète sans cesse. Ce n’est sans doute pas un fantasme. Je pense qu’il s’agit d’une scène réelle que j’ai gardée en mémoire. J’ai un an et demi et je suis à côté de ma mère. Ma mère est dans les bras d’un homme jeune. Et cet homme, ce n’est pas toi. Qui est cet homme, je n’en sais rien. La seule certitude, c’est que ce n’est pas toi. Cette scène reste gravée sous mes paupières sans s’en détacher. Pourquoi ? Je n’en connais pas la raison. »

Le père ne dit rien. Il était clair que ses yeux regardaient quelque chose d’autre. Quelque chose qui n’était pas en ces lieux. Tous deux se barricadèrent dans le silence. Tengo prêtait l’oreille au souffle du vent qui s’était brusquement renforcé. Ce que le père écoutait, Tengo l’ignorait.

« Pourriez-vous me lire quelque chose ? dit le père d’un ton cérémonieux, après un long silence. Mes yeux me font mal et je ne peux pas lire. Je n’arrive pas à suivre un texte longtemps. Les livres se trouvent dans cette bibliothèque. Choisissez ce qui vous plaira. »

Tengo, résigné, se leva et examina rapidement le dos des livres rangés sur les étagères. C’était pour la plupart des romans historiques. Il y avait la collection complète du Passage du Grand Bouddha. Mais Tengo n’était pas du tout d’humeur à lire à voix haute à son père un vieux roman qui utilisait un vocabulaire ancien.

« Si tu veux bien, j’aimerais te lire l’histoire de la ville des chats, proposa Tengo. C’est un livre que j’ai emporté pour le lire moi-même.

— L’histoire de la ville des chats », répéta le père. Puis il réfléchit un moment à ces mots. « Si cela ne vous dérange pas, lisez-moi ce livre. »

Tengo consulta sa montre. « Ça va, j’ai encore du temps jusqu’à l’heure de mon train. Je ne sais pas si l’histoire te plaira, elle est étrange. »

Tengo sortit le livre de sa poche et commença à lire à voix haute « La ville des chats ». Le père l’écouta en restant assis dans son fauteuil près de la fenêtre, sans changer de position. Tengo lut lentement le texte en articulant bien. Au cours du récit, il s’arrêta deux ou trois fois pour reprendre son souffle. À chaque fois, il jeta un coup d’œil sur son père mais il ne perçut pas la moindre réaction chez lui. Il ne savait pas s’il prenait plaisir à cette histoire. Totalement immobile, les yeux fermés, le père semblait plongé dans le sommeil. Mais il ne dormait pas. Il était simplement profondément immergé dans le monde du récit. Il lui fallut un certain temps pour en ressortir. Tengo attendit patiemment. La lumière de l’après-midi s’était un peu adoucie, on approchait du crépuscule. Le vent venant de la mer continuait à faire osciller les branches des pins.

« Dans cette ville des chats, il y avait la télévision ? » Telle fut la première interrogation du père. Un point de vue professionnel.

« Cette histoire a été écrite en Allemagne dans les années 1930, et il n’y avait pas encore de télévision à cette époque. Mais il y avait la radio.

— Quand j’étais en Mandchourie, on n’avait même pas la radio. Il n’y avait aucune station. Les journaux ne nous parvenaient pas régulièrement, et quand on les recevait, ils dataient déjà de quinze jours. La nourriture, on n’en avait pas assez et il n’y avait pas de femmes. De temps en temps, on voyait des loups. On était au bout du monde. »

Il resta ensuite silencieux un moment. Il paraissait réfléchir. Sans doute se souvenait-il du temps où il était jeune et où il avait été envoyé en Mandchourie, où il menait cette vie si rude dans cette colonie. Mais ses souvenirs se brouillaient à l’instant, et il replongeait dans le néant. Tengo percevait les mouvements de sa conscience sur son visage.

« La ville a-t-elle été construite par les chats ? Ou bien avait-elle été bâtie autrefois par les hommes et les chats s’y étaient installés ensuite ? » Le père prononça ces mots comme s’il se parlait à lui-même, tourné vers les vitres de la fenêtre. Il semblait néanmoins que la question s’adressait à Tengo.

« Je ne sais pas, dit Tengo. Mais je suppose que ce sont des hommes qui, bien longtemps auparavant, l’avaient construite. Puis pour une raison quelconque, ils ont disparu. Ils avaient succombé à une maladie contagieuse par exemple. Peut-être qu’alors les chats s’y sont installés. »

Le père hocha la tête. « Dès qu’il y a du vide, il faut le remplir. Tout le monde fait comme ça.

— Tout le monde fait comme ça ?

— Exactement, affirma le père.

— Toi, tu remplis quel vide ? »

Le père eut l’air mécontent. Ses longs sourcils s’abaissèrent, lui cachant les yeux. Puis il lança d’une voix moqueuse. « Tu ne peux pas comprendre.

— Je ne comprends pas », dit Tengo.

Les narines du père se gonflèrent. L’un de ses sourcils se souleva légèrement. Sa mimique habituelle quand quelque chose le contrariait.

« Si tu as besoin qu’on t’explique pour que tu comprennes, ça veut dire qu’aucune explication ne te fera jamais comprendre. »

Tengo plissa les yeux pour tenter de saisir l’expression de son père. Ce dernier n’avait jamais parlé d’une façon aussi bizarre, aussi allusive. Il ne s’exprimait ordinairement qu’avec des mots concrets, réalistes. Parler peu et seulement quand c’était nécessaire, seulement sur des sujets nécessaires, telle était sa conception inébranlable de la conversation. Tengo ne décela rien de particulier sur le visage de son père.

« Bon, d’accord. En tout cas, tu remplis un certain vide, dit Tengo, mais qui remplira le vide que tu auras laissé ?

— Toi », fit laconiquement le père. Puis il leva un index et le pointa avec force droit sur Tengo.

« Ce n’est pas évident ? C’est moi qui ai rempli le vide que quelqu’un a laissé. Et c’est toi qui rempliras le vide que je laisserai. Chacun son tour.

— Comme les chats qui ont rempli la ville que les humains avaient désertée.

— Oui, perdu comme cette ville », dit-il. Puis il regarda vaguement son index, comme si c’était quelque chose d’étrange et de déplacé.

« Perdu comme cette ville, fit Tengo en écho.

— La femme qui t’a donné naissance n’est plus nulle part.

— Elle n’est plus nulle part. Elle s’est perdue comme cette ville. Est-ce que cela veut dire qu’elle est morte ? »

Le père ne répondit pas.

Tengo soupira. « Bon, et qui est mon père ?

— Simplement du vide. Ta mère t’a mis au monde en se mêlant au vide. Moi, j’ai rempli ce vide. »

Sur ces paroles, le père ferma les yeux, ferma la bouche.

« En se mêlant au vide ?

— Oui.

— Et ensuite, toi, tu m’as élevé. C’est bien cela ?

— C’est bien ce que je t’ai dit, non ? » dit le père après s’être gravement éclairci la voix. Comme s’il exposait des choses simples à un enfant qui avait du mal à les comprendre. « Si tu as besoin qu’on t’explique pour que tu comprennes, ça veut dire qu’aucune explication ne pourra jamais te faire comprendre.

— Je suis apparu à partir du vide ? » demanda Tengo.

Aucune réponse.

Tengo joignit ses doigts sur ses genoux et fixa encore une fois son père. Puis il réfléchit. Cet homme n’est pas qu’une carcasse vide. Pas simplement une maison vide. C’est un homme vivant et réel qui survit comme il peut sur ce bord de mer, avec son âme bornée et opiniâtre et ses souvenirs sombres. Il a été forcé de coexister avec le vide qui s’élargit peu à peu à l’intérieur de lui. Aujourd’hui le vide et les souvenirs luttent encore les uns contre les autres. Mais bientôt, qu’il le veuille ou non, ce qui lui reste de souvenirs sera en totalité englouti par le vide. Ce n’est qu’une question de temps. Le vide auquel il devra faire face ensuite, est-ce que ce sera le même vide d’où je suis né ?

Mêlé au vent du crépuscule proche qui soufflait à la cime des pins, il perçut comme le mugissement de la mer au loin. Mais peut-être n’était-ce qu’une illusion.

Juillet à Septembre
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